Aletheia Press se projette régulièrement à l’étranger et observe notamment des phénomènes géopolitiques dans certaines régions du Moyen-Orient. Nous partageons avec nos lecteurs et nos clients notre récent carnet de route dans le sud irakien où nous nous sommes rendu à Najaf, Kerbala, Bassorah et Zubayr. La première abrite le tombeau de l’Imam Ali, successeur désigné du prophète de l’Islam pour les chiites ; la seconde est dotée du mausolée de ses deux fils, Hussein et Abbas. La troisième est la grande ville du sud irakien entourée de puits de pétrole. Invités pour un colloque centré autour de la vie et l’œuvre d’un grand ayatollah récemment disparu, nous avons passé 7 jours dans ces 4 villes.
Relire les précédentes épisodes :
Carnets de Routes #1 – Géopolitique de l’Irak : l’islam chiite en deuil
Carnets de Routes #2 – Irak, à la santé des soignants
Carnets de Routes #3 – Rodéo sur autoroute en Irak : la traverse comme chemin
12-13 juin 2022. Zubayr – Najaf – Bagdad
Dans le soukh, d’Al Achaar à Bassorah, les gamins armés de brouettes nous entourent et nous sollicitent pour porter nos victuailles. Bakhta, notre amie bidoun, les éconduit vertement : « les irakiens sont des sauvages. Même les petits » souffle t-elle. Je suis la troupe et réponds en anglais à un ami najafi que nous devons revoir sur le chemin du retour vers Baghdad. « Yes Seyedne, what time precisly ? ». Les enfants se moquent à entendre la langue des yankees : « American ! American ! » se marrent -il. On rentre à Zubayr en taxi pour 3 000 dinars (un peu plus de 2 €), et on retrouve la petite maison de Bakhta.
A 3 km du Khotwa, le quartier des « martyrs » est formé d’une série de regroupements de maisons en parpaings, souvent avec des toits en tôles… Le bruit des climatiseurs qui tournent à plein régime ne fait pas fuir les chats et les chiens errants. Un étang pollué borde les maisons ; à côté des roseaux qui continuent de pousser, les déchets sont légions. Dans les ruelles défoncées, d’autres déchets forment une couche au sol plus ou moins épaisse. Il n’y a ni trottoir, ni route formelle. Des nids de poule dignes d’un petit bombardement sont parfois comblés d’autres déchets. Tout est sordide dans ce quartier… Sauf les gens qui y vivent. Eux sont sublimes de dignité et d’endurance. « Plus pieux les pauvres », nous disait un ayatollah à Najaf. Plus forts aussi.
Il est temps pour nous de repartir. On pleure dans les bras de nos amies bidouns ; on s’embrasse et on se quitte à l’ombre du Khotwa de l’Imam Ali. Notre chauffeur nous est envoyé par un jeune cheikh pakistanais rencontré dans les bureaux de Seyed al Hakim. Hospitalité najafie… Abu Youcef est un petit irakien menu et noueux. Visage taillé à la serpe, avec son taxi Mercedes, il fonce sur le bitume balayé par les vents terreux du sud. On ralentit pour laisser passer un petit tourbillon de « turab ». On slalome parmi les camions et on s’arrête à l’heure de la prière du midi. Le moteur chauffe, on aère ce qu’il y a sous le capot. En milieu d’après-midi, on arrive à Najaf.
L’autre Najaf : un souffle libertaire
Jisr al Thawra (pont de la révolution), on rejoint un vieil ami franco-irakien qui nous introduit chez MOJA, une ONG locale. Composée de membres de la société civile, elle s’attache à jouer le rôle d’observatoire d’une démocratie à venir dans le pays. « On pratique les partis politique et on essaie de les sensibiliser à de bonnes pratiques démocratiques », nous dit un jeune chroniqueur politique, Fadl Ahmad. Dans le bâtiment, une salle de conférence équipée, plusieurs bureaux, un studio multimédia en construction. Au premier, d’autres bureaux et une chambre d’hôte complètent l’espace. Dans le jardin, palmier-dattiers et grenadiers finissent le tableau.
L’ONG soutient les initiatives des citoyennes et citoyens irakiens. « On est l’autre Najaf à coté de la Najaf religieuse et conservatrice. On se définit comme libérale » indique le jeune militant ; « mettez vous à l’aise ; on est en zone libre ici » plaisante t-il. Sa collègue Halima est encore plus directe : « le monde religieux est inquiet de ce type d’initiative de la jeunesse qui ne veut plus de leur influence politique sur la société. Ca se passe sans leur contrôle, cette ouverture au monde extérieur, à une forme de modernité qui est différente de la société traditionnelle qu’ils incarnent et défendent. Mais il vaut mieux qu’ils partagent le pouvoir maintenant avant qu’il ne leur en reste plus. Le temps travaille pour nous » raconte la jeune femme.
Un professeur bagdadi précise : « en Irak, on n’a pas d’exemple où le pouvoir ne s’est pas pris de manière plus ou moins violente ». Éclat de rire général. Dans un hall du bâtiment, des bombes de graffiti sont illustrées de personnages publics. « Nous avions un lieu pour nous exprimer dans un vieux bâtiment. Mais les autorités l’ont démoli. On cherche ailleurs » explique Hussein, un adepte de la culture urbaine qui expose ses oeuvres.
Une française chez les chefs de guerre
Notre départ pour Bagdad approche. Il ne reste que le temps d’aller saluer une autre « vieille » amie : la professeure et chercheuse française Maryam Abu Zahab, née Marie-Pierre Walquemanne. Elle est enterrée depuis novembre 2017 au niveau du point 172 de la route qui va de Najaf à Kerbala. Convertie à l’islam chiite en 1972, cette chrétienne du nord de la France fut une chercheuse de terrain, traversant _ parfois à mobylette _ l’Afghanistan avant la guerre contre les soviétiques, croisant un jeune « morveux » Oussama Ben Laden dans les années 90, labourant le Pakistan pendant des décennies et enseignant à l’Institut National des Langues Orientales (INALCO). « Elle avait le portable des chefs de tribus afghans qui la recevaient. Les américains l’ont consultée pour comprendre la société afghane. Commencez par baisser vos armes et fermez vos clapets, leur a t-elle dit » nous raconte un professeur de l’université de Kufa.
Au pied du « pont de la Révolution de 2020 », elle prenait régulièrement une chambre dans l’hôtel Zam Zam tenu par les ismaéliens. C’est de ce même rond-point que les irakiens l’ont porté en terre un jour de novembre quelques heures après le début des célébrations annuelles du deuil de l’Imam Hussein (Arbaïn). Celles-ci voient défiler jusqu’à 20 millions de pèlerins venus pleurer le martyr du petit-fils du prophète, assassiné par les troupes ommeyades faisant sécession avec le califat traditionnel.
Influences étrangères en zone aéroportuaire
La nuit approche et notre dernier taxi arrive. Abou Ali porte la moustache de l’époque baathiste. Souriant, il est aussi rapide que ses confrères. En moins de deux heures, on arrive à l’aéroport de Baghdad. On change de taxi. Certains ont une habilitation à travailler en zone aéroportuaire. On passe 4 contrôles en tout en moins d’une heure. Sur la route, un dernier portrait du général iranien Soleimani. Un vieux chauffeur de taxi de l’aéroport de Bagdad nous prend à part et murmure : « L’Iran profite de l’Irak sur tous les registres… »
Autour de nous, une bourgeoise bagdadie qui console ses enfants au téléphone ; un militaire américain en short, un colosse russe qui pourrait bosser chez Wagner (la compagnie compagnie russe de sécurité privée), et un homme d’affaire irakien qui lit des journaux. Une famille _ visiblement américano-irakienne _ change de file pour aller plus vite. Le vol nocturne vers Istanbul est presque plein. Les officiers des douanes passent le temps. Plus personne ne fume dans les aéroports irakiens. Les temps changent, les moustaches demeurent.
Petit lexique pour bien comprendre…
Khotwa : vestige historique sanctifié par l’afflux de pèlerins.
Seyedne : formule révérentielle destinée aux religieux descendants du prophète, l’équivalent du “Monseigneur” destiné aux archevêques catholiques.
Turab : fine terre argileuse, avec laquelle est faite la Torba, une galette de terre cuite, sur laquelle se prosternent les chiites. C’est aussi cette terre séchée qui entoure le mausolée de l’Imam Hussein ben Ali.
Arbaïn : Commémoration chiite qui marque la fin du deuil de l’imam Hussein ben Ali. Le pèlerinage d’Arbaïn (en arabe : مسيرة الأربعين) est un important pèlerinage, en Irak, des chiites vers Kerbala.
Imam Hussein ben Ali : Al-Hussein ibn Alin est le petit-fils du prophète, mort lors de son soulèvement contre le calife omeyyade Yazid I. Selon la pensée chiite, il serait mort volontairement pour sauver le monde, ce qui lui vaut sa vénération et son surnom de prince des martyrs.