Second volet de notre enquête au long cours dans les méandres de la vie politique du Calaisis, notre chemin prend celui des Fontinettes, dans le quartier populaire Saint-Pierre, où une famille parmi d’autres semble avoir tiré bénéfice d’une certaine générosité municipale…
L’affaire date d’une décennie mais n’a jamais réellement « éclaté ». Elle commence dans les méandres administratifs du dispositif gouvernemental de rénovation des habitats dégradés. Aux Fontinettes, des nouveaux bâtiments ont poussé sur des espaces où se trouvaient de vieilles maisons, une ancienne teinturerie, et de vieux garages parfois en voie d’écroulement.
Onze garages décrépis
Dans le quartier Saint-Pierre, les ateliers des dentelliers ont disparu depuis longtemps. Il ne reste que de l’habitat ancien inscrit dans le dispositif du Plan National de Rénovation des Quartiers Anciens Dégradés (PNRQAD) qui vise à améliorer la qualité des maisons et des immeubles. Le long des trottoirs des petites ruelles, de vieux garages forment un petit marché où l’unité se négocie « entre 5 000 et 7 000 euros » nous dit Robert, résident de la rue Denis Papin qui vient de payer le sien 5 500 euros. Dans la rue contiguë Louise Leclercq – ex-impasse Leclercq -, on tombe sur Henriette qui a payé son garage 5 000 euros il y a quelques années. Elle nous raconte : « c’est là que monsieur Chavatte avait ses garages, quand il avait son pressing boulevard Gambetta ».
Ces garages, c’est la ville de Calais qui en a fait l’acquisition au milieu de l’année 2014 : un lot de 11 garages décrépis (soient 977 m²) qui appartenaient « aux consorts Chavatte » dixit la délibération F 16 – 389 Action Foncière du conseil municipal du 18 décembre 2013. Les consorts Chavatte, ce sont Cathy Chavatte et sa famille. C’est elle, la fille, qui dirige les SCI familiales. Elle fut la secrétaire de Natacha Bouchart avant de devenir celle de son compagnon dans le privé : Emmanuel Agius. Ce dernier est à l’époque déjà adjoint au maire et fait ses armes au conseil d’administration de Terre d’Opale Habitat (TOH) qui vient de perdre sa présidente, Michelle Courmont condamnée pour favoritisme. La délibération du conseil municipal du 18 décembre 2013 indique d’ailleurs pieusement qu’ « un conseiller municipal intéressé à titre personnel n’a pas pris part au vote ». Son nom ne figure pas sur le registre des votes mais les regards se sont naturellement tournés vers Emmanuel Agius.
Une évaluation élastique
Alors, cette vente ? La délibération en question indique que « dans le cadre de l’opération PNRQAD, les consorts Chavatte (…) ont fait savoir à la commune leur intention de vendre à l’amiable. (…) Par anticipation à la déclaration d’utilité publique, il est possible de négocier la valeur vénale à 206 000 euros, dans une marge de négociation de 10 % soit 226 710 euros et d’octroyer l’indemnité de remploi à hauteur de 23 871 euros soit 250 581 euros ». Soit près de 25 000 euros pour chaque garage… Les consorts Chavatte ont vendu leurs biens près de 5 fois le prix du marché. Une bonne affaire dont la commune est le dindon ?
Le fait est que les prix pratiqués détonnent. A l’époque conseillère au cabinet de Natacha Bouchart, Faustine Maliar nous a déclaré que « le prix des garages a été fixé à 6 100 euros l’unité ». Autre fait troublant, la délibération de décembre 2013 précise que « le Service Local des Domaines sollicité n’ayant pas répondu à ce jour, son avis est réputé favorable à l’issue du mois à compter de sa saisine. »
Nous avons retrouvé plusieurs courriers de la Direction Générale des Finances Publiques (DGFIP) d’Arras antérieurs au conseil municipal qui valide la vente de ces biens. Le 7 mai 2012, soit 8 mois avant ce conseil municipal, la DGFIP rappelle à un courrier (DDU/AF/CD/VA du 17 avril 2012) de la ville de Calais : « par lettre rappelée en référence, vous m’avez demandé de vous indiquer la valeur domaniale, individualisée par emplacement des garages collectifs situés 3 impasse Leclercq et cadastrés AT 188 et 189 et AT 473 ». Le fonctionnaire indique une fourchette de prix comprise entre 2 500 et 22 500 euros selon la taille des garages en question et renvoie à une prochaine évaluation « si l’opération n’était pas réalisée dans le délai d’un an ».
Un mois plus tard, la même DGFIP d’Arras écrit de nouveau au maire de Calais, « en réponse à votre correspondance rappelée en référence » (DDU/AF/VA), pour une évaluation sur des parcelles plus importantes : AT 184 à 187, 190, 191, 193 à 199, 470 à 472. Pour le tout, (c’est-à-dire les 11 garages) les services de l’Etat font une estimation de 126 000 euros. Deux fois moins cher que le prix conclu entre la ville et les Chavatte !
De son coté, Faustine Maliar nous indique qu’un « dernier courrier de la ville a été adressé aux domaines en novembre 2013 indiquant cette fois le montant d’indemnisation proposé de 250 581 euros afin d’obtenir un accord tacite de la part des domaines, leur évitant ainsi de rendre un avis formel ». La ville fait ses prix ?
Un projet rondement mené
Le projet de réhabilitation urbaine était particulier, avec un volet « Participation des habitants » important notamment sur les trois îlots dont celui « des tullistes ». « On a mené l’opération en régie directe. C’est vrai que c’est assez rare. La ville a tout acheté à l’amiable. Cela a été très vite entre les premières acquisitions en 2011, la dépollution, puis l’aménagement sur les 41 entités immobilières qu’il y avait, le remembrement des parcelles… Le tout en 4 ans » nous explique t-on dans les services de la ville.
Sur les îlots, le budget frise les 10 millions d’euros. Les financements extérieurs forment en moyenne les deux tiers des opérations du PNRQAD. La ville a de l’argent et a les moyens d’aller vite. « Les prix ont été fixés par convention avec chacun des partenaires dont l’ANRU » souligne t-on à la DGFIP. On découvre ainsi les chiffres dans la convention-cadre qui fixe les niveaux de valeurs des immeubles et du foncier acquis : la première hypothèse financière dans le prix d’un garage est de 70 euros/m². Des critères de valorisation foncière précisent jusqu’où la ville peut payer pour acquérir des biens destinés à de la voirie (aucune valorisation), du logement locatif sociaux (60 euros/m²), du foncier dédié à la promotion privée (125 euros/m²). En sus, avec l’augmentation de la valeur du marché entre 2004 et 2008, la valorisation de ces îlots est encore poussée jusqu’à 150 euros/m².
Sur les parcelles des garages des Chavatte sont prévus du logement social et des espaces verts. Si l’on applique la valorisation maximale (150 euros) du m² sur les 977 m² en question, on obtient 146 550 euros. C’est encore plus de 100 000 de moins que ce qu’a payé la ville aux Chavatte… D’où vient cette majoration ?
Une opération qui n’a rien d’illégal
La ville a-t-elle fait une « bonne affaire » en dépit du prix payé ? « Une mairie peut tout à fait acheter un bien plus cher que le prix du marché si ça lui fait faire des économies ou gagner du temps dans la mise en œuvre du projet qu’elle met en place. Cela peut arriver » nous explique un inspecteur des finances. Aller plus vite pour éviter des surcoûts et des procédures contentieuses s’explique tout à fait.
Interrogée par nos soins sur le contrôle de légalité qu’exerce toute préfecture sur les décisions des élus locaux, la préfecture du Pas-de-Calais nous a répondu ceci : « La délibération précise que le service des Domaines a été saisi afin de recueillir son estimation de la valeur du bien, mais n’a pas donné de réponse dans le délai d’un mois. Afin d’éviter l’expropriation, la commune a décidé d’acquérir l’ensemble des garages pour un montant total de 250 581 euros en appliquant une marge de négociation de 10% en sus de la valeur vénale. L’opération s’inscrivant dans le cadre du PNRQAD, l’intérêt général et local était caractérisé et permettait de s’écarter de la valeur vénale ».
Blanchis, les garages ? A priori oui : l’opération n’a rien d’illégal. La ville a le droit d’acheter plus cher que le prix du marché pour un intérêt public. Les Chavatte – et donc indirectement Emmanuel Agius – en ont bénéficié comme tous les gens du quartier qui ont vendu. Pas sûr qu’ils ne votent en conséquence.